« Il n’existe aucune de mes pensées où la mort
ne soit pour ainsi dire sculptée ». Voilà ce qu’écrit Michel-Ange neuf ans
avant sa mort. Phrase plus effrayante par ce qu’elle indique des œuvres
que le Maître sculpte alors que par la tragédie que, de toutes façons,
elle dissimule. Mais phrase qui fit fortune : elle rayonne en incipit de
presque tous les travaux qui furent consacrés à l’homme de la Sixtine, de
Delacroix à Romain Rolland, de Baudelaire à Rodin. Elle n’est pas pour
rien dans la légende qui se constitua lentement, mais régulièrement,
jusqu’au xix e siècle (et peut-être jusqu’à nous), légende qui entoura le
Florentin d’une sombre aura romantique : la terribilità dont il se
réclamait lui-même.
Cette terribilità, qui se révéla bien vite une
mélancolie irrépressible 1, Baudelaire ne fut pas le seul à la voir et à
s’y reconnaître, mais il fut l’un des rares à comprendre qu’elle ne
provenait pas d’une désespérance chronique, c’est-à-dire de l’accumulation
de déceptions anecdotiques. C’était bien plutôt l’inverse qui était vrai :
les échecs affectifs de Michel-Ange n’étaient que les conséquences de son
inaptitude radicale à se satisfaire du monde. Convoqué par deux fois dans
Spleen et idéal, il hante toutes les Fleurs du mal sans toujours y être
nommé : n’est-ce pas lui, ce « sculpteur damné et marqué d’un affront » ?
Lui encore ce « vaste oiseau des mers » que l’Histoire piège à terre ?
Baudelaire reconnut bien vite en Michel-Ange un frère, lui aussi bâtard de
l’absolu : un homme venu d’ailleurs, ce qui ne veut pas dire de l’Au-delà,
mais seulement de ce mystère qui rayonne au cœur même de la présence des
choses, ici-bas. Insatiable, possédé comme lui « d’un infini que j’aime et
n’ai jamais connu », Michel-Ange n’accepta jamais de ne pas être
réellement ce qu’il était vraiment. Le temps pouvait bien le détruire, la
mort le mettre en état de siège, rien ne pourrait jamais effacer cette
nostalgie tenace qui rendait l’éternel aussi certain que la fragilité de
sa propre existence. La légende d’un Michel-Ange possédé par la rage de
l’Infini naquit lentement : elle n’est pas tout à fait fausse.
Toute
légende a sa vérité, et il suffit, pour faire surgir cette vérité, non de
mesurer la légende à ce qu’a déjà vécu l’humanité, mais à ce qui lui reste
à vivre. Si Michel-Ange est bien, comme tout un chacun le sait et le dit,
« le père de l’Art moderne », ce n’est pas parce qu’il l’aurait prévu,
mais plutôt parce que les artistes qui vinrent après lui (et parfois même
avec lui) en décidèrent ainsi, par fidélité ou par trahison, par
admiration ou par mépris. Qu’il soit ce père légendaire n’exclut pas qu’il
soit aussi le dernier des Gothiques, égaré dans un siècle dont Léonard de
Vinci vit infiniment mieux que lui qu’il constituait une fracture
irrémédiable dans l’immense bloc des siècles qui le précédèrent, un
bouleversement lent, mais radical, de toutes les manières de penser, de
toutes les possibilités d’être. Le monde volait en éclats, dans
l’infiniment grand comme bientôt dans l’infiniment petit : il cessait
d’avoir des limites assignables, et la précieuse réserve de l’Eden, qu’il
fût Age d’or ou Paradis perdu, allait bientôt déserter le cœur battant de
la mémoire du monde. Tout refuge originel, perdant ses limites trop
géocentriques, se disséminait en d’innombrables poussières d’une
inépuisable lumière : rien ne serait désormais déjà dit à l’avance, tout
serait définitivement à conquérir, et aucun homme n’y parviendrait à lui
seul, qu’il soit Prophète ou Philosophe.
Michel-Ange a dix-sept ans
lorsque les caravelles espagnoles débarquent à Cuba, il en avait à peine
vingt-cinq lorsque Nicolas Copernic vint à Rome, enseigna à Padoue, à
Ferrare, avant de repartir en Pologne fracasser le centre du monde 1. En à
peine un siècle l’infini cessa de n’être qu’un postulat logique et une
évidence théologique : il devint une réalité physique, et les sombres
abîmes qu’ouvraient les textes platoniciens, enfin redécouverts, se
révélèrent davantage à la mesure du Nouveau Monde que les prudentes
mesures des héritiers d’un Aristote délavé. Léonard de Vinci l’avait
toujours su, comme si, ébloui par le poudroiement de cette lumière qui le
fascinait, il en avait fait l’épreuve dans cette sorte de rêverie
silencieuse qui est sans doute l’origine de toute science. Michel-Ange dut
l’apprendre, s’y confronter, y raidir ses mains, y rendre perçant son
regard, y bousculer ses savoirs : c’est que, si son rival ne vécut jamais
douloureusement la contradiction qu’il relevait malgré tout entre ce qu’il
était et ce qu’il savait, ce ne fut pas le cas de Michel-Ange, loin de là.
Chez lui, tout est chair et rien ne l’est, tout est fini et tout relève de
l’infini ; et cette fêlure ravage tout ce qu’il fait, tout ce qu’il
est.
Il est des moments où l’Histoire nous accorde le miracle d’un
événement où paraissent s’incarner les forces les plus véhémentes et les
plus invisibles qui la tendent : le « concours » de 1504 pour la
décoration en fresques du Palais de la Seigneurie opposa Léonard et
Michel-Ange, chacun déployant une « bataille » commémorant les luttes de
Florence contre Milan à Anghiari (1440) pour l’un, contre Pise à Cascina
(1384) pour l’autre. Les « cartons » s’affrontèrent, et personne n’osa
émettre une préférence : l’Histoire, le hasard et la précipitation des
Seigneurs se chargèrent de laisser nus les murs de la Signora. Les deux «
cartons » disparurent, il n’en resta que des fragments, et des esquisses ;
suffisamment pourtant pour se rendre compte que ce qui opposait les deux
plus grands hommes du siècle était bien plus qu’une manière de dessiner,
une conception de l’espace, un jugement sur la guerre : c’était une
manière d’être eux-mêmes qui les renvoyait à des mondes inconnus l’un de
l’autre, et incompatibles. Paradoxalement, c’est ici Vinci le plus violent
1 : frénétique tourbillon de cavaliers et de fantassins qu’on dirait
pullulement sauvage d’insectes, tous réduits à la rage qui les darde les
uns contre les autres, les dissout en ébullition de forces vives, sa «
Bataille » fait exploser des violences où l’humain est réduit à ce qui le
promulgue et qu’il ne connaît pas, à ce qui va le détruire dans
l’inconscience d’une fatalité dont il n’est que l’incarnation provisoire
et ponctuelle. D’autres esquisses, à Budapest et à Londres, prouvent que
ce n’est pas un hasard : ici (Windsor) la furieuse empoignade de cavaliers
et d’animaux sauvages écrase une multitude indistincte de guerriers
réduits à un grouillement de fourmis ; là (Budapest), un homme hurle sa
rage et sa violence au point d’être dépossédé de toute humanité. La
pulvérisation de la lumière dont Vinci fait la règle de toute sa peinture
a sa correspondance dans la pulvérisation de toute individualité : il n’y
a rien d’autre que l’Être, et l’Être est foisonnement aveugle de
Soi.